« J’aurais préféré être une bergère » : Victoria, une reine (déjà) à l’épreuve de la notoriété et des médias

Juillet 1839. Victoria a été couronnée il y a un peu plus d’un an. Après un siècle de règnes masculins, la Grande-Bretagne, éblouie, se découvre un monarque au physique de poupée, une petite fée de vingt ans, gracieuse, énergique et jolie – sans toutefois l’être à l’excès.

Les livres de beauté, des publications à la mode nées au milieu des années 1830, s’emparent de la figure de la souveraine. La voilà prise pour modèle par toute une génération de femmes, son visage enrubanné, ses grands yeux bleus, sa silhouette drapée de mousselines, de satins et de dentelles accaparent maintenant l’espace illustré. Son image est partout, se décline à tous les prix et dans tous les formats. La demande est telle que ses portraits représentent bientôt les deux-tiers des ventes des principaux imprimeurs de l’Empire britannique. Pour la première fois dans l’histoire de la Couronne, la « dignité » royale s’efface au profit (ou au détriment) de la personne privée.

Les journaux « rapprochent la notoriété de la reine de celle des actrices »

Un poème publié dans le Blackwood’s Magazine, en novembre 1837, consacre l’héritière des Hanovre « reine des cœurs ». Augmentée de manière considérable grâce à une offre sans cesse croissante de journaux et de magazines, la visibilité de Victoria, souveraine nouvellement « médiatique », provoque un engouement sans précédent. Le phénomène transforme en profondeur l’exercice monarchique, il lui confère une aura affective, mais il a aussi pour conséquence, écrit l’historien Antoine Lilti, de « rapprocher la notoriété de la reine de celle des actrices ». La souveraine « est entretenue par la nation en tant que spectacle, assène l’hebdomadaire The Penny Satirist en 1843, il est donc normal qu’elle puisse être vue. Il est même de son devoir de sortir et de se montrer, de manière que nous en ayons pour notre argent. »

En rupture avec ses prédécesseurs, Victoria accepte d’être une reine populaire, elle multiplie les déplacements, les revues militaires, les visites à vocation caritative. Ses apparitions publiques, relayées par une presse en plein essor, viennent réaffirmer le lien privilégié entre le trône et l’opinion britannique. La souveraine aime en outre se faire photographier et pose régulièrement en vêtements de ville sans standing particulier au côté de son époux, le prince Albert – ce qui, au dire de certains observateurs, « a pour effet de rendre la femme la plus haut placée du pays impossible à distinguer de la moins élevée dans l’échelle sociale ». Mais la notoriété a ses exigences. Il lui faudra en payer le prix.

L’invention de la « taxe d’amour »

Pour satisfaire une opinion en demande de toujours plus d’images et de révélations sur le quotidien du monarque et de ses proches, les reporters du Morning Post et autres News of the World rivalisent d’audace et d’ingéniosité. En 1844, l’un d’eux parvient même à se faire engager dans l’équipage du yacht royal. La nomination au palais d’un chargé de relations avec les médias ne suffit pas à calmer les ardeurs des limiers de Fleet Stret. L’arrière-arrière grand-mère d’Elizabeth II est ainsi la première à devoir s’acquitter de cette « taxe d’amour » (une expression inventée par la poétesse Elizabeth Barrett-Browning) qui sera, par la suite, le lot de nombreux représentants de la famille régnante.

L’une de ses biographes décrit des scènes de sa vie de tous les jours, une souveraine contrainte de « marcher sans se démonter au milieu d’une marée humaine qui restait là à la dévisager », un couple « littéralement assailli, les gens plongeant sous la coiffe de Victoria pour coller leur visage contre le sien ». Dans ses colonnes, The Penny Satirist imagine la complainte du monarque : « J’aurais préféré être une vachère ou une bergère, ou l’une de ces insouciantes filles de la campagne que personne ne connaît et dont personne ne se soucie, à part son homme… »

Le chagrin, l’absence… et des leçons à tirer

L’année 1861 voit l’époux de la souveraine, le prince Albert, mourir prématurément à l’âge de quarante-deux ans – officiellement victime de la fièvre typhoïde, mais, plus probablement, vaincu par une maladie chronique non identifiée qui le faisait souffrir depuis longtemps. Éperdue de chagrin, la reine se retire de la scène publique. Pendant dix ans, Victoria, recluse dans ses châteaux de Windsor et de Balmoral et dans sa résidence d’Osborne House, sur l’île de Wight, limite ses activités à la stricte observance de ses devoirs constitutionnels.

Son absence favorise la montée en puissance d’un sentiment républicain en Grande-Bretagne, encouragé par la chute du Second Empire et l’instauration de la Troisième République, en France, en 1870. En 1871, son héritier, le futur Edward VII, tombe gravement malade à son tour. La fièvre typhoïde est une nouvelle fois diagnostiquée par les médecins de la Cour. La liesse populaire qui salue son rétablissement pousse Victoria à quitter son exil volontaire pour renouer avec ses compatriotes, mère et fils assistent à un service d’actions de grâce en la cathédrale St Paul’s, à Londres, en février 1872. La monarchie retrouve son prestige et sa popularité, les jubilés d’Or (le cinquantième anniversaire du règne), en 1887, et de Diamant, dix ans plus tard, viendront célébrer avec éclat les noces éternelles entre les Britanniques et la royauté. L’épisode a toutefois montré qu’un souverain ne peut se contenter de remplir ses devoirs vis-à-vis du gouvernement, il doit aussi répondre aux attentes de la population. « Si je veux être crue, reconnaîtra Elizabeth II, je dois être vue ».

📝 Si vous souhaitez en savoir plus : Victoria R.I., par Elizabeth Longford, éditions Abacus, 2000 ; Figures publiques : l’invention de la célébrité, 1750-1850, par Antoine Lilti, éditions Fayard, 2014.

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Dès son accession au trône, en 1837, Victoria est prise pour modèle par toute une génération de femmes.
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