Les choses de la vie : quand la Cour de France préparait ses princesses et ses princes au mariage
Spécialiste de l’éducation des Enfants de France aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’historienne Pascale Mormiche raconte le difficile éveil à la vie conjugale de princesses et de futurs rois à qui rien n’a été appris de l’amour. Un entretien extrait du numéro de février de marguerite, la newsletter royale.
Marguerite : On parlait très tôt de mariage aux Enfants de France. Leur parlait-on aussi d’amour, de sentiments ?
Pascale Mormiche : Non, ce sont des notions qui sont de notre époque. Chez les princesses et les princes, le mariage est vécu comme un sacrement religieux et répond avant tout à une nécessité politique et diplomatique. Les Enfants de France sont programmés dès la naissance à épouser un tel ou une telle, ils l’acceptent et n’imaginent pas que leur vie puisse être différente. Voilà pourquoi, en ce qui les concerne, il est très difficile de parler de sentiments ou d’émotions personnelles.
Leur éducation les entraîne à ne pas disposer de leurs sentiments, comme elle les entraîne à ne disposer librement ni de leur temps ni de leurs fréquentations ?
P. M. : Les Enfants de France, garçons ou filles, sont des personnes politiques, qui ont une mission à mener et sur lesquelles pèsent dès le plus jeune âge d’énormes responsabilités. L’amour est un sentiment qui procède d’une forme d’individualisme, il n’entre donc pas en ligne de compte. Ceci ne les empêche pas, comme tous les enfants du monde, d’être observateurs et curieux de tout, notamment des relations entre les adultes. En 1674, le Grand Dauphin, le fils aîné de Louis XIV, laisse par exemple entendre avec beaucoup d’intelligence qu’il a compris les relations qu’entretient son père avec ses maîtresses.
Qui prépare ces enfants au mariage ?
P. M. : Les gouverneurs des princes, qui gèrent tous les aspects de leur quotidien, ont aussi pour tâche de les instruire sur les devoirs du mariage chrétien. Le sujet est abordé au cours de conversations informelles, sur lesquelles très peu d’informations nous sont parvenues. Il y a une préparation cérémonielle – les princes assistent à des mariage royaux depuis leur plus jeune âge –, et une préparation morale. En revanche il est probable que rien n’est vraiment dit sur la sexualité. À la fin du XVIIe siècle, le Grand Dauphin, voyant son mariage approcher, devra prendre l’initiative de demander à son gouverneur, le duc de Montausier, de l’instruire de ces sujets. Mais ce ne sera pas suffisant, et son père, Louis XIV, s’en chargera finalement lui-même.
Un prince a-t-il généralement ses premières relations sexuelles avec des femmes de la Cour ?
P. M. : Oui, vers l’âge de quinze ans et sous le contrôle de son gouverneur. Ceci est institué comme un élément de fin d’éducation au même titre que les leçons de diplomatie et de science politique. Louis XIV apprendra les choses de la vie avec la Première femme de chambre de sa mère, Louis XV avec la marquise de La Vrillière. Pour ces femmes, recevoir le premier hommage d’un prince assure une reconnaissance à la Cour. Il s’agit également de savoir si le jeune homme est fertile. Voilà pourquoi il sera ensuite examiné par des médecins.
Les princesses, elles, sont en revanche laissées dans une grande ignorance.
P. M. : L’usage veut qu’elles quittent la Cour jeunes, pour aller se marier à l’étranger. Elles ont toujours un long entretien avec leur mère avant leur départ. Que peut-on bien se dire en pareil moment, lorsqu’on sait qu’on ne va probablement jamais se revoir ? Là encore, ni les sentiments ni la sexualité ne sont abordés, mais bien plutôt des rappels diplomatiques, politiques et de comportement moral personnel – on le sait grâce aux Instructions de Marie-Thérèse d’Autriche à sa fille, Marie-Antoinette. Les jeunes gens promis au mariage sont toujours des inconnus l’un pour l’autre, et dans ces conditions les nuits de noces ne se passent pas très bien. C’est une chose admise depuis celle de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, en 1615.
Souvent mariées à treize ans, les jeunes filles sont-elles pour autant contraintes dès cet âge à avoir une vie intime ?
P. M. : Non, depuis 1615, justement, à la Cour de France, le corps des jeunes filles est protégé. Le soir qui suit la cérémonie, les nouveaux époux sont placés dans un lit côte à côte, le prince pose symboliquement une jambe sur les jambes de sa femme. La scène se déroule en présence de membres de la Cour. Après que ces derniers ont quitté les lieux, le gouverneur et la gouvernante font relever les jeunes gens, chacun retourne dans sa chambre. Le mariage sera consommé des années plus tard, cette fois pas en public, lorsque la princesse aura ses règles et que le couple aura fait plus ample connaissance. Il pourra être rompu si aucun héritier ne vient au monde.
Chez certains couples, le sentiment amoureux a-t-il fini par naître avec le temps ?
P. M. : Je pense que Louis XV et Marie Leszczynska se sont aimés, vraiment. Ils ont eu dix enfants en dix ans et ont ensuite cessé toute intimité – je rappelle qu’à l’époque la reine risquait sa vie à chaque grossesse. Louis XV a ensuite aimé d’autres femmes, comme Mme de Pompadour pendant plus de vingt ans. Mais jamais il n’a cessé d’avoir de l’affection et de l’estime pour son épouse.
Dans ses lettres, le frère de Marie-Antoinette lui demande de « s’attacher à mériter l’amitié et la confiance » de son époux, le roi Louis XVI. Comme pour lui rappeler ce que sont les fondements d’un mariage royal…
P. M. : À l’époque, les mots n’ont pas le même sens qu’aujourd’hui. Le vocabulaire des sentiments, notamment, ne correspond pas aux ressentis de notre époque. Il faut aussi rappeler le contexte dans lequel ce couple s’est formé. Lorsqu’ils se marient, en 1770, Louis a quinze ans, Marie-Antoinette quatorze ans. Leur union est le fruit d’un renversement spectaculaire d’alliances diplomatiques. Elle a grandi dans la détestation de la France, et lui dans celle de l’Autriche, l’ennemi héréditaire. L’amitié demandée doit se lire en termes diplomatiques, rien, donc, qui facilite l’éclosion des sentiments. Les premières années sont compliquées. Quand il se présente devant la chambre de sa femme, Louis trouve souvent porte close et n’insiste pas. Une forme d’amour naîtra entre eux sur le tard, dans les difficultés de la Révolution.
📚 Pascale Mormiche est l’auteure de Devenir prince : l’école du pouvoir en France, XVIIe – XVIIIe siècles (CNRS Éditions) ; Donner vie au royaume : grossesses et maternités à la Cour, XVIIe – XVIIIe siècles (CNRS Éditions) ; Le petit Louis XV : enfance d’un prince, genèse d’un roi (Éditions Champ Vallon).
